« L'expression la plus simple du nationalisme est la défense de la Terre et du Sang.
Quel homme digne de ce nom ne défendrait pas sa famille ni son habitat ?
Alors le nationalisme étend cette vision de la famille à son peuple et celui de son habitat à sa nation ! »

mardi 8 juillet 2014

Friedrich Nietzsche - L’universelle dégénérescence de l’homme



202.

Répétons ici, encore une fois, ce que nous avons déjà dit à cent reprises : car aujourd’hui les oreilles n’entendent pas volontiers de telles vérités — nos vérités. Nous savons assez combien cela passe pour une injure lorsque quelqu’un, sans fard ni symbole, compte l’homme parmi les animaux ; mais on nous en fait presque un crime, d’employer constamment, précisément à l’égard de l’homme des « idées modernes », les termes de « troupeau » et d’« instinct de troupeau » et d’autres expressions semblables. Qu’importe ! nous ne pouvons faire autrement ; car c’est là justement que sont nos vues nouvelles. Nous avons trouvé que, dans les principaux jugements moraux, l’unanimité règne en Europe et dans les pays soumis à l’influence européenne : on sait évidemment en Europe ce que Socrate confessait ne pas savoir et ce que l’antique et fameux serpent entendait enseigner, — on sait aujourd’hui ce qui est bien et ce qui est mal. Eh bien ! notre insistance à répéter ces choses doit paraître dure à l’oreille et difficile à comprendre : c’est l’instinct de l’homme de troupeau qui croit savoir ici, qui se glorifie lui-même par ses blâmes et ses éloges et s’approuve lui-même. C’est ce même instinct qui a fait irruption et a acquis la prépondérance sur les autres instincts, et qui l’acquiert chaque jour davantage, conformément à l’assimilation et à la ressemblance physiologique toujours grandissantes dont il est un symptôme. La morale est aujourd’hui en Europe une morale de troupeau. Elle n’est, par conséquent, à notre avis, qu’une espèce particulière de morale humaine, à côté de laquelle, soit avant soit après, d’autres morales, surtout des morales supérieures, sont encore possibles ou devraient l’être. Mais, contre une telle « possibilité », contre un tel « devrait », cette morale emploie toutes ses forces à regimber : elle dit, avec une opiniâtreté impitoyable : « Je suis la morale même ; hors de moi, il n’y a point de morale ! » De plus, à l’aide d’une religion qui satisfait aux plus sublimes désirs du troupeau et flatte ces désirs, on en est venu à trouver, même dans les institutions politiques et sociales, une expression toujours plus visible de cette morale : le mouvement démocratique continue l’héritage du mouvement chrétien. Que son allure soit cependant trop lente et trop endormie pour les impatients, pour les malades, pour les monomanes de cet instinct, c’est ce que prouvent les hurlements toujours plus furieux, les grincements de dents toujours moins dissimulés des anarchistes, ces chiens qui rôdent aujourd’hui à travers les rues de la culture européenne, en opposition, semble-t-il, avec les démocrates pacifiques et laborieux, les idéologues révolutionnaires, plus encore avec les philosophâtes maladroits, les enthousiastes de fraternité qui s’intitulent socialistes et qui veulent la « société libre », mais en réalité tous unis dans une hostilité foncière et instinctive contre toute forme de société autre que le troupeau autonome (qui va jusqu’à refuser les idées de « maître » et de « serviteur » — « ni Dieu ni maître », dit une formule socialiste —) ; unis dans une résistance acharnée contre toute prétention individuelle, contre tout droit particulier, contre tout privilège (c’est-à -dire, en dernier lieu, contre tous les droits : car, lorsque tous sont égaux, personne n’a plus besoin de « droits » —) ; unis dans la méfiance envers la justice répressive (comme si elle était une violence contre des faibles, une injustice à l’égard d’un être qui n’est que la conséquence nécessaire d’une société du passé) ; tout aussi unis dans la religion de la pitié, de la sympathie envers tout ce qui sent, qui vit et qui souffre (en bas jusqu’à l’animal, en haut jusqu’à « Dieu » — l’excès de « pitié pour Dieu » appartient à une époque démocratique —) ; tous unis encore dans le cri d’impatience de l’altruisme, dans une haine mortelle contre toute souffrance, dans une incapacité presque féminine de rester spectateurs lorsque l’on souffre, et aussi dans l’incapacité de faire souffrir ; unis dans l’obscurcissement et l’amollissement involontaires qui semblent menacer l’Europe d’un nouveau bouddhisme ; unis dans la foi en la morale d’une pitié universelle, comme si cette morale était la morale en soi, le sommet, le sommet que l’homme a réellement atteint, le seul espoir de l’avenir, la consolation du présent, la grande rémission de toutes les fautes des temps passés ; — tous unis dans la croyance à la solidarité rédemptrice, dans la croyance au troupeau, donc à « soi »…

203.

Nous qui avons une autre croyance, — nous qui considérons le mouvement démocratique, non seulement comme une forme de décadence de l’organisation politique, mais aussi comme une forme de décadence, c’est-à -dire de rapetissement chez l’homme, comme le nivellement de l’homme et sa diminution de valeur : où devons-nous diriger nos espoirs ? — Vers les nouveaux philosophes, — nous n’avons pas à choisir ; vers les esprits assez forts et assez prime-sautiers pour provoquer des appréciations opposées, pour transformer et renverser les « valeurs éternelles » ; vers les avant-coureurs, vers les hommes de l’avenir qui, dans le présent, trouvent le joint pour forcer la volonté de milliers d’années à entrer dans des voies nouvelles. Enseigner à l’homme que son avenir, c’est sa volonté, que c’est affaire d’une volonté humaine, de préparer les grandes tentatives et les essais généraux de discipline et d’éducation, pour mettre fin à cette épouvantable domination de l’absurde et du hasard qu’on appelle jusqu’à présent « l’histoire » — le non-sens du « plus grand nombre » n’est que sa dernière forme. Pour réaliser cela il faudra un jour une nouvelle espèce de philosophes et de chefs dont l’image fera paraître ternes et mesquins tous les esprits dissimulés, terribles et bienveillants qu’il y a eu jusqu’à présent sur la terre. C’est l’image de ces chefs qui flotte devant nos yeux. Puis-je en parler à voix haute, ô esprits libres ? — Les circonstances qu’il faudrait en partie créer, en partie utiliser pour leur formation ; les voies et les recherches hypothétiques par lesquelles une âme s’élève à une hauteur et à une force assez grandes pour comprendre la contrainte d’une telle tâche, une transmutation des valeurs, qui tremperait à nouveau la conscience de l’homme, transformerait son cœur en airain, pour lui faire supporter le poids d’une telle responsabilité ; d’autre part la nécessité de pareils guides, les risques épouvantables à courir si ces guides se mettent à faillir, à dégénérer ou à se corrompre — ce sont là les soucis réels qui nous oppressent, vous le savez bien, ô esprits libres ! Ce sont là des pensées lointaines, lourdes comme des orages suspendus sur le ciel de notre vie. Il est peu de douleurs comparables à celle de voir un homme extraordinaire sortir de sa voie et dégénérer, de deviner et de sentir cet écart. Mais celui dont l’œil rare sait discerner le danger général de la dégénérescence de « l’homme lui-même » — celui qui, pareil à nous, a reconnu l’énorme hasard qui jusqu’ici fit de l’avenir de l’homme un jeu — un jeu où n’intervint pas la main, pas même le « doigt de Dieu » ! — celui qui devine la fatalité cachée dans la stupide candeur et l’aveugle confiance des « idées modernes », plus encore dans toute la morale chrétienne européenne : — celui-là souffre d’une anxiété à nulle autre pareille, car il saisit d’un regard tout ce qu’on pourrait tirer encore de l’homme en suscitant une réunion et un accroissement favorables des forces et des devoirs. Il sait, avec toute l’intuition de sa conscience, combien de possibilités résident encore dans l’homme, combien souvent déjà le type homme s’est trouvé en face de décisions mystérieuses et de voies nouvelles. Il sait encore mieux, d’après ses souvenirs les plus douloureux, à quels obstacles misérables se sont pitoyablement brisés jusqu’à présent les devenirs les plus hauts. L’universelle dégénérescence de l’homme, — qui descend jusqu’à ce degré d’abaissement que les crétins socialistes considèrent comme « l’homme de l’avenir » — leur idéal ! — cette dégénérescence et ce rapetissement de l’homme jusqu’au parfait animal de troupeau (ou, comme ils disent, à l’homme de la « société libre »), cet abêtissement de l’homme jusqu’au pygmée des droits égaux et des prétentions égalitaires — sans nul doute, cette dégénérescence est possible ! Celui qui a réfléchi à cette possibilité, jusque dans ses dernières conséquences, connaît un dégoût que ne connaissent pas les autres hommes et peut-être connaît-il aussi une tâche nouvelle !

Friedrich Nietzsch – Par delà le bien et le mal,
Chapitre V : Histoire naturelle de la morale, 202-203,

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire